chaînes

Pour la plupart, nous apprécions l’amour de nos semblables, au titre de reconnaissance nécessaire ou de divine surprise. Nous avons été élevés pour ça, d’une façon ou d’une autre, selon la voie du manque ou celle du trop-plein, peu importe, au bout du compte nous aimons être aimés, et nous aimons aimer, à tort et à travers et à nos dépens, mais enfin avec entêtement, avec récidive et avec préméditation. L’amour nous plaît, son bruit de chaînes et ses fruits de saison. Et tant mieux. Rien n’est plus désolant que de détester l’amour.

Marie Desplechin, Sans moi, L’Olivier, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 3 sept. 2002
erratique

La route, elle aussi, étroite, bleue, brillante de glace, tourne sans rime ni raison là où elle pourrait filer droit et prend par la plus forte pente les tertres qu’elle devrait éviter. Elle n’en fait qu’à sa tête. Le ciel, gouverné par vent d’ouest, vient de faire sa toilette, il est d’un bleu dur. Le froid – moins quinze degrés – tient tout le paysage comme dans un poing fermé. Il faut conduire très lentement ; j’ai tout mon temps.

[…]

Par la fenêtre, je vois un couple de faisans picorer sur la route qui brille de tous ses lacets inutiles. Quand je lui ai demandé la raison de ce tracé erratique, il m’a répondu qu’ici, autrefois, les chemins étaient empierrés par les femmes qui n’aimaient pas que le vent les décoiffe ; quand il tournait, elles en faisaient autant. Cette explication m’a entièrement satisfait.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 11.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
modestie

À quoi bon ajouter son grain de sel à cet océan de mots ? Et pourquoi pas ? Et si la littérature était devenue affaire de modestie. On ne sait jamais. L’orgueil a de ces tours.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 437.

David Farreny, 11 mars 2008
assassins

Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents. Je suis descendu voir cette hécatombe, une lanterne sourde à la main. Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. Puceaux et pucelles choyés des années durant dans l’obscurité, dans une sécurité absolue dont notre précaire existence n’offre aucun exemple, ignorant tout de la société de malfrats, goinfres et coupe-jarrets réunie pour les accueillir à leur premier bal. Ils s’ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d’ivresse, ils s’abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d’échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. Fantassins frénétiques de sept-huit millimètres encadrant des soldats cuirassés de la taille d’une fève qui faisaient moisson de ces fiancés sans défense et s’éloignaient en stridulant, brandissant dans leurs pinces un fagot de victimes mortes ou mutilées. D’autres de ces machines de guerre guidées par leur piétaille cherchaient à envahir la forteresse par les brèches que les soldats termites défendaient au coude à coude. J’avais souvent vu sur mon mur ces étranges conscrits — produits d’une songerie millénaire des termites supérieurs — dans des travaux de simple police (escorter une colonne d’ouvriers, menacer un gêneur étourdi) avec leur dégaine hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. Et un culot d’enfer. À quelques centimètres de la faille les assaillants recevaient décharge sur décharge et tombaient bientôt sur le côté, pédalant éperdument des pattes jusqu’à ce que leur articulations soient entièrement bloquées par les déchets qui venaient s’y coller. Les défenseurs tenaillés ou enlevés étaient aussitôt remplacés au créneau. Ici et là, un risque-tout quittait sa tranchée et sautait dans la mêlée pour mieux ajuster sa salve avant d’être taillé en pièces. D’un côté comme de l’autre ni fuyard ni poltron, seulement des morts et des survivants tellement pressés d’en découdre qu’ils en oubliaient le feu de ma lanterne et de mordre mes gigantesques pieds nus. Si nous mettions tant de cœur à nos affaires elles aboutiraient plus souvent. Sifflements, chocs, cris de guerre, d’agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisaille s’entendaient à deux mètres. La rumeur qui montait de ce carnage rappelait celle d’un feu de sarments. Avant l’aube, les fourmis ont commencé à faire retraite et les ouvriers termites à boucher les brèches sous les soldats qui protégeaient leur travail. Murés dehors, ils vont terminer leur vie de soudards aveugles aux mains du soleil et de quelques autres ennemis. À ce prix, la termitière a gagné son pari. Les rôdeurs et les intrus qui ont pu y pénétrer sont déjà occis, dépecés, réduits en farine pour les jours de disette. Dans la cellule faite du ciment le plus dur où elle vit prisonnière, l’énorme reine connaît la nouvelle.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 86-88.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
surprise

Ainsi, le projet même d’une liberté en général est un choix qui implique la prévision et l’acceptation de résistances par ailleurs quelconques. […] Tout projet libre prévoit, en se pro-jetant, la marge d’imprévisibilité due à l’indépendance des choses, précisément parce que cette indépendance est ce à partir de quoi une liberté se constitue. Dès que je pro-jette d’aller au village voisin pour retrouver Pierre, les crevaisons, le « vent debout », mille accidents prévisibles et imprévisibles sont donnés dans mon projet même et en constituent le sens. Aussi la crevaison inopinée qui dérange mes projets vient prendre sa place dans un monde préesquissé par mon choix, car je n’ai jamais cessé, si je puis dire, de l’attendre comme inopinée. Et même si ma route a été interrompue par quelque chose à quoi j’étais à cent lieues de penser, comme une inondation ou un éboulis, en un certain sens, cet imprévisible était prévu : dans mon pro-jet une certaine marge d’indétermination était faite « pour l’imprévisible » comme les Romains réservaient, dans leur temple, une place aux dieux inconnus, et cela, non par expérience des « coups durs » ou prudence empirique, mais par la nature même de mon projet. Ainsi, d’une certaine manière, peut-on dire que la réalité humaine n’est surprise par rien. […] Il n’est jamais rien qui étonne, dans le monde, rien qui surprenne, à moins que nous ne nous déterminions nous-mêmes à l’étonnement.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, pp. 564-565.

David Farreny, 11 nov. 2008
pause

Pause. Le vent poussa un cri d’horreur spirite-faible, absolument impossible à rendre en notation musicale. À la vérité : y étaient inclus les quatorze résistants qui avaient voulu sur leurs sacs prendre un repos bien mérité. C’est la guerre. Pause. La boîte à cigarettes était posée derrière moi. Elle se leva et fit un pas de chat, doucement.

Penchée au-dessus de moi (c’est-à-dire vers la boîte à cigarettes, bien sûr !) : sa robe était immense, gigantesque ; un désert rouge aux noirs tronçons de rochers. Le visage planait à perte de vue ; les verres des lunettes pendaient au-dessus de moi comme deux lacs figés, gelés (au fond desquels moi, monstre fantastique, je me tenais immobile). Encore. J’enlaçai involontairement son cou avec mes mains-crochets ; et le planétoïde, ô toi mon satellite, entra en collision avec moi.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 56.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
perdre

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

« Mon chéri, mon doux chéri ! » chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées, et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuer à se perdre.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 534-535.

David Farreny, 22 oct. 2011
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
socle

Ou bien la compagne de l’artiste est seule à aimer, à comprendre et à défendre l’œuvre de celui-ci, que le monde ignore ; ou bien, elle est seule à savoir sur quel socle lézardé de mesquineries, de hontes et de frustrations s’élève cette œuvre que le monde admire.

Éric Chevillard, « vendredi 28 juin 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 juin 2013

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